Dans
une des clairières de la forêt de Tronçais, un
petit château avait été construit au Moyen Âge
: un pont-levis, des tours, des douves, une salle des gardes, c'était
une véritable forteresse.
On l'avait appelée " Mazières ", ce qui en
vieux langage du pays signifie " Fourmilière ".
Dans cette demeure perdue au fond des bois, c'était bien en
effet une fourmilière de gens qui s'y agitait, le châtelain,
sa famille, ses palefreniers, ses serviteurs et ses soldats !
La très ancienne lignée des sires de Mazières
avait compté des bons et des mauvais Seigneurs. Le dernier
du nom devait laisser un souvenir terrible en Tronçais.
Sa férocité était telle qu' on l'avait surnommé
le Loup, le Sale Loup. C' était un homme au visage brutal,
aux cheveux gris et hirsutes. Le plus innocent se sentait coupable
devant son regard sans pitié. Sa voix était étrangement
doucereuse, basse, pressante, et nul n'avait envie de résister
à ses ordres.
D'un naturel taciturne et dissimulé, il arrivait cependant
qu'un événement le fit rire aux éclats, un rire
qui glaçait d'effroi les gens du château, car le Seigneur
ne riait jamais que du malheur ou de la honte des autres.
Quel drame avait fait de cet homme un fauve sans pitié, quel
amour déçu, quel enthousiasme contrarié ? Curieusement,
c'est aux prêtres et aux moines qu' allait sa haine, si forte
que la vue de l' un deux lui donnait des envies de meurtre.
il n'avait qu' un seul amour au monde, les chevaux. Il se montrait
avec eux patient et tendre comme une mère, ému par leur
beauté, séduit par leur allure.
Son préféré était le Lynx, un étalon
à la robe noire, aux yeux farouches, que l'on tenait enfermé
dans un enclos où personne n'osait pénétrer,
de peur d'être aussitôt assommé, piétiné
à coups de sabots.
Seuls deux hommes pouvaient approcher cet animal furieux, le sire
de Mazières et son piqueur, un petit homme maigre, aux cheveux
rouges, au regard fuyant, que l'on avait surnommé le Renard.
Le Loup, le Renard et le Lynx ! C'était là un trio diabolique
dont les moines, de passage au château, auraient cruellement
à souffrir !
Nombreux étaient les religieux qui traversaient Tronçais
à l'époque. Beaucoup s' étaient arrêtés
à Mazières, pour y demander , selon l'usage, le gîte
et le couvert, et nul ne les avait jamais revus. Qui aurait pu s'étonner
de ses disparitions ? On les mettait sur le compte des accidents de
forêt, des bêtes fauves, de la neige et du froid.
Ainsi le Loup, le Sale Loup, pouvait-il accomplir sa sinistre besogne
sans être inquiété. Les serviteurs ne disaient
mot, terrorisés par le Renard, et n'osaient fuir Mazières,
craignant d' être rattrapés et mis en pièces par
les chiens du château...
Ce jour-là, un moine cheminait par Tronçais. Il venait
de Lurcy-Levis et se dirigeait vers l'abbaye de Reugny, dans la vallée
du Cher. C'était un homme jeune, presque un enfant, au visage
rose et souriant.
Il avait marché longtemps sans rencontrer âme qui vive,
la nuit venait et il souhaitait reposer au chaud, à l'abri
des loups. Or voici qu' apparaissait un château ! Ses tours
se dressaient au-dessus des boqueteaux et des haies. Dans le couchant,
ses pierres naturellement roses flamboyaient comme dans un incendie...
Le sire de Mazières reçut son hôte avec égards
et lui dit, d' une voix suave :
" Vous devez être fatigué, mon père ? On
va vous préparer un bon lit ! Quand au souper, vous serez satisfait,
je pense ! J' ai pris hier un jeune chevreuil. Rôti à
point, il vous fera faire un péché de gourmandise !
"
On récita le bénédicté, on dina, on causa
un peu.
" Et où allez-vous de ce pas, mon bon père ? demanda
le Loup.
- Vers le prieuré de Saint-Mayeul, messire, puis à Chasteloy.
Je terminerai mon pèlerinage par l' abbaye de Reugny, non loin
de la belle et grande cité de Montluçon.
Le naïf enfant paraissait émerveillé d' accomplir
un tel voyage ! Il était timide, déférent, parlait
en rougissant et en baissant les yeux. Et lui, le Loup, fixait d'
un regard dur le visage blond et poupin, les petites mains grasses.
Ah ! Combien il le haïssait...
Certes le moinillon eût préféré dîner
dans les cuisines, avec ces braves serviteurs dont il devinait la
sympathie ! Et puis le Seigneur, de sa voix mielleuse, le poussait
trop à boire, à manger !
" Buvez, mon père, buvez, prenez des forces ! Vous aurez
un long chemin à faire demain !
- Dame oui, un long chemin, messire !
- Eh bien ! nous vous aiderons à le parcourir, vite et sans
fatigue. "
A ces mots, le sire de Mazières éclata de son rire affreux.
Terrassé par le vin et la bonne chair, engourdi de bien-être,
le jeune moine se mit à rire aussi, sans comprendre...
Au petit matin, dans la cour du château, piaffait l'étalon
noir, sellé, bridé par le piqueur.
" Vous allez sans doute chasser, messire ? demanda gaiement le
jeune religieux.
- Pas ce matin, mon père. Ce cheval vous est destiné.
- Hélas ! je ne monte que des mules, et bien mal ! Comment
saurai-je retenir un si beau et si fougueux coursier ?
- Ne craignez rien, il est doux comme un agneau ! "
Le moine ne pouvait croire à la douceur d' un animal dont les
naseaux s' ouvraient et soufflaient avec colère sur le sol.
Du regard, il chercha autour de lui du secours, car il avait peur,
très peur, et il ne distingua derrière les fenêtres
du château que le visage des serviteurs dont l' expression d'
impuissance et d' effroi lui serra le coeur.
Le sire de Mazières le prit fermement par le bras et sa voix
soudain devint menaçante :
" Ce cheval a été sellé pour vous, ne me
faites pas l' offense de le refuser. "
Empêtré dans sa cape et sa robe, le pauvre enfant fut
hissé de force sur la selle ; le Renard lui mit les rênes
entre les mains et tint le cheval pour franchir au pas le pont-levis.
Le Lynx poussait de tels hennissements d'impatience et de colère
que les grenouilles dans les douves en demeurèrent muettes
pour un long moment !
Arrivé au chemin, le piqueur lâcha l' étalon et
suivit du regard la cape du moine qui battait au vent comme une voile
folle. Puis plus rien. La forêt avait englouti monture et cavalier...
Le Seigneur riait bruyamment, enchanté de son bon tour. Il
tenait un compte exact des disparus, quarante moines à ce jour
!
Plus de visages aux fenêtres, chacun avait repris son travail.
Les valets, le regard sombre, apportaient des bûches dans les
cheminées ; les servantes, le balai en main, laissaient couler
leurs larmes sur le carrelage.
Dix minutes plus tard, le Lynx surgit au galop, se laissa docilement
approcher par le piqueur et conduire à son enclos. Là,
son maître l'attendait, tenant un seau plein d' avoine qu' il
lui offrit avec des mots d' amitié.
Dans la forêt, au pied d' un chêne, le moinillon gisait
mort, la tête fracassée...
Quelques mois plus tard, juste avant Noël, s' avançait
vers Mazières la quarante et unième victime du Loup
! C' était un homme grand et maigre, au front sévère,
au teint basané, à la démarche ferme.
Il fut introduit dans la salle d' honneur du château. Devant
le feu étaient jetées des peaux d' ours brun sur lesquelles,
nonchalants et superbes, dormaient des lévriers blancs. Tassé
dans un fauteuil, le sire de Mazières avait l' air sombre,
renfrogné ; il haïssait Noël et ces messes, et ces
prières, et la naissance de cet Enfant qu' il se refusait à
aimer.
L'entrée du voyageur l' arracha à sa morosité
et un sourire inquiétant flotta sur ses lèvres.
Le moine était un ancien croisé ; il raconta ses voyages
en Terre Sainte et ne craignit pas de soutenir le regard de cet homme
au visage de fauve. En vain la voix doucereuse l' invitait-elle à
boire, à manger : le moine était sobre et il ne prit
que ce qui lui convenait.
Sa résistance enchanta le sire de Mazières qui se montra
de charmante humeur tout au long du repas ; la lutte serait plus chaude
demain et la victoire plus complète puisque l' adversaire était
plus fort !
Après le dîner, précédés d' un valet
qui portait une torche, les deux hommes se rendirent aux écuries
; le moine admira les chevaux en connaisseur et son regard brilla
quand il vit le Lynx :
" Le fier cheval que vous avez là, messire !
- Il est à vous, mon père, puisqu' il vous plait ! "
L'ancien croisé ne refusa pas...
Quand il se fut retiré dans sa chambre, le Loup se frotta les
mains de contentement : ce moine orgueilleux, qui prétendait
pouvoir monter l'étalon, serait comme les autres précipité
au sol et piétiné à coup de sabots !
Le lendemain, dans la cour, le cheval fut amené et le moine
sauta en selle ; il avait une belle prestance, une assiette parfaite
et les visages aux fenêtres s' éclairèrent de
joie. Voilà enfin un homme capable de mater le Lynx ! Noël
commençait par un miracle !
On ouvrit les grilles, on baissa le pont-levis, et l' étalon
vola sur les chemins glacés. Ses fers projetaient des cristaux
étincelants. A l' horizon, tranchant sur la blancheur de la
neige, les chênes dressaient leur muraille noire.
Une demi-heure passa ; un galop sourd s' entendit au loin et l' étalon
franchit de nouveau le pont-levis ; il n' avait plus de cavalier.
Noël n' avait pas fait de miracle...
Dans l'enclos, le sire de Mazières attendait, un seau d'avoine
dans les mains, et le Lynx y plongea sa tête avec avidité.
Le moine cependant n' était pas mort. Le cheval avait tenté
de le désarçonner, de le précipiter contre un
arbre, mais l' ancien cavalier avait déjoué toutes ses
ruses jusqu' au moment où, glissant sur une plaque gelée,
l' étalon avait fait une culbute formidable et s' était
abattu dans un grand soleil de neige et de glace !
Le moine avait roulé dans un ravin qui bordait le sentier et
y était demeuré étendu, comme mort. revenu à
lui, il réussit à se hisser hors du ravin, s' agrippant
aux arbustes et aux basses branches. Parvenu à la sente, il
s' évanouit de nouveau, vaincu par la douleur...
Vers midi, ce même jour, une cavalcade passa devant Mazières
; un homme trottait en tête, vêtu comme un marchand d'
une blouse ample et coiffé d' un large chapeau plat, quelque
maquignon, sans doute, qui s'en revenait de la foire. Il montait une
jument grise et derrière lui, des palefreniers, sur des mules,
tiraient par une longe de jeunes chevaux craintifs.
Ils saluèrent au passage le hallebardier qui veillait à
la poterne, prirent une sente de la forêt et à moins
d' une lieue du château, découvrirent dans la neige le
grand moine engourdi de froid.
Ramené à Cosne où le marchand avait ses écuries,
le religieux fut soigné par les femmes de la maison et put
raconter son aventure.
Le maquignon avait entendu parler des disparitions en Tronçais;
on trouvait de temps à autre dans les sous-bois un squelette
humain, encore habillé du capuchon et de la robe de bure déchiquetés
par la dent des bêtes. Comme ces découvertes avaient
lieu non loin de son château, des bruits étranges couraient
sur le Sale Loup.
Sachant désormais quelle avait été la mort cruelle
réservée à ces moines, le maquignon résolut
de les venger...
Un certain jour de printemps, le hallebardier de garde à Mazières
vit venir de loin une cavalcade. Il reconnut le marchand qui était
passé l'année précédente, la veille de
Noël, monté sur une jument grise. Dans ces pays perdus,
on n'oubliait jamais le visage d' un étranger !
Le maquignon arrêta sa jument devant la poterne :
" J'ai quelques bons chevaux à vendre, l'un deux fera
peut-être l'affaire de ton maître ?" dit-il au soldat.
Mais le sire de Mazières, pensant qu'il s'agissait de mauvaises
montures, ne daigna pas quitter son fauteuil et envoya le piqueur
s'enquérir.
Le Renard, surpris par la beauté des chevaux à vendre,
fit semblant d'examiner chacun d'entre eux, alors que son choix, du
premier coup d'oeil, avait été fait : un étalon
bai, membres et crins noirs, robe d'acajou clair, brillante comme
une laque ! Quel cheval ! Grand de taille, puissant de formes, un
poitrail large et une croupe musclée de sauteur, un régal
pour l'oeil !
" Je vais voir si mon maître consent à venir ",
dit le piqueur avec une indifférence voulue. Mais le maquignon
était aussi malin que le renard et savait que son cheval avait
produit l'effet désiré...
Les grilles furent ouvertes et l'étalon fit son apparition
dans la cour. Aux fenêtres des cuisines, les visages exprimaient
la plus totale admiration, le Lynx avait trouvé son rival !
" Il me plait, je l'achète, dit le sire de Mazières.
- Il vous faut l'essayer auparavant, messire, voir s'il vous convient,
car le prix que j'en demande est élevé. "
Le Loup sauta en selle. A la façon dont il fit tourner sa monture,
au petit galop, presque sur place, le maquignon reconnut un excellent
cavalier et le dit tout haut :
" C'est un cheval digne de vous, messire ! Si vous le voulez
le voir dans ses grandes allures, il faudrait le monter en forêt.
"
Le sire de Mazières enleva l'étalon au galop et disparut
vers Tronçais.
Le maquignon et le Renard s'en furent guetter sur le chemin . Une
demi-heure passa.
" Votre cheval doit convenir à mon maître, sinon
il serait déjà revenu, dit le piqueur avec un sourire
rusé.
- Pourvu que le maître convienne aussi au cheval ! " répondit
le maquignon, et il eut un sourire encore plus rusé .
Emporté par un galop soutenu et bien cadencé, le Loup
tout d'abord s'émerveilla. Quel souffle, quelle foulée
!
Il tenta à un moment donné de ralentir le train et serra
les rênes dans son énorme poigne. En vain. L'allure continuait,
aussi soutenue, aussi cadencée ! Rien ne pouvait freiner ce
galop qui abattait les distances, régulier comme une machine,
une terrible machine de mort ! Et le cavalier commença à
avoir peur, peur pour la première fois de sa vie...
Un étang apparut, miroitant au loin entre les branches que
recouvrait à peine le feuillage léger de printemps.
On voyait se rapprocher cette masse liquide, glauque, immobile et
sans fond, enserrée par des coteaux boisés dont les
pentes étaient si abruptes que les arbres semblaient vouloir
se précipiter à l'eau !
Un chaussée partageait l'étang en deux, et l'étalon
s'y jeta avec tant de vigueur que ses fers arrachèrent des
étincelles aux pierres.
Parvenu au milieu de la chaussée, à l'endroit précis
où les bondes marquent la plus forte profondeur de l'eau, le
cheval fit une ruade si violente, si inattendue, que le cavalier fut
vidé de sa selle et projeté en l'air par-dessus les
parapets !
Il retomba en trouant la nappe de l'étang tel un boulet, tandis
que s'élevait autour de lui une énorme gerbe d'eau.
Deux ou trois fois il remonta à la surface, suffoquant, aspirant
une gorgée d'air avant de disparaître à nouveau.
Puis il coula tout à fait. Et le silence tomba sur toutes choses.
Le cheval bai secoua sa crinière et revint au petit trot à
Mazières. Profitant du désordre que créait la
disparition du Loup, le maquignon enfourcha sa jument grise et partit
rapidement vers Cosne, suivi de ses palefreniers et de son étalon...
Le Renard eut beau faire fouiller les bois par les chiens de meute,
il ne retrouva pas son maître et le château, dès
lors , passa pour maudit. Il ne se trouva personne pour l'acheter,
même à vil prix.
Les chevaux de Mazières furent vendus, excepté le Lynx
dont la férocité était partout connue. Les serviteurs
et les soldats allèrent se placer dans les châteaux des
environs, mais aucun Seigneur ne voulut prendre le Renard à
son service, tant était mauvaise sa réputation...
La nuit, dans ses rêves, le piqueur voyait apparaître
le fantôme des quarante moines assassinés et il criait
: " Pitié ! Pitié ! " mais personne ne venait
à son secours. Au loin, dans son enclos, l'étalon furieux
tournait sans fin !
C'est depuis ce drame que l'étang a pris le nom de Saloup ou
Sale Loup. Il existe toujours en Tronçais, avec sa chaussée,
ses coteaux couverts de bois et la masse mystérieuse de ses
eaux, d'une couleur et d'une immobilité de bronze.
Quant au petit château de Mazières, il surgit encore,
avec ses toits bruns et ses pierres roses, des haies et des bosquets
qui l'entourent. Le soir, au couchant, ses murs flamboient comme dans
un incendie.