La
CHAUMINE où habitait Simon avait été construite
en lisière de forêt, sur une avancée rocheuse
qui dominait des croupes boisées, des landes de bruyère,
des profondes ravines où, dès l'été, se
réfugiaient les sangliers qui fuyaient la chaleur et trouvaient
dans ces fonds humides de quoi se bauger à leur aise...
Bûcheron de son état, Simon abattait des chênes
en Tronçais et louait la Chaumine au Seigneur du lieu, le comte
Augier, sire des Goûts.
Le comte Augier ne s' occupait que de chasses et de tournois, aussi
avait-il confié à son intendant le soin de ses finances,
notamment la charge de percevoir le loyer des terres qui dépendaient
de son fief. comme l' intendant ne s'interessait qu 'aux loyers des
grosses fermes, il avait à son tour chargé le régisseur
de prélever les plus modestes.
Le régisseur des Goûts était un homme avaricieux
pour qui la moindre somme était d' importance, et il se faisait
accompagner dans ses tournées par un grand soldat dont la vue
terrorisait les pauvres gens qui ont toujours du mal à payer.
Le bûcheron Simon était de ceux là: une maladie
l' avait arrêté pendant plusieurs semaines et ses maigres
économies avaient fondu. En vain sa femme Péronnelle
demanda t' elle au régisseur un délai pour payer ; elle
avait deux années de retard sur son loyer et l' homme refusa
tout accommodement. Bien mieux, il annonça une expulsion prochaine
! Puis il partit au trot de sa mule, suivi du grand soldat cahoté
sur son cheval...
Simon décida d' aller trouver le seigneur dont il espérait
plus de générosité que de son représentant.
Las ! Le comte Augier soupait avec des amis, s' amusait fort et fit
renvoyer sans nul égard le pauvre quémandeur !
Péronnelle alors lui conseilla de vendre leur unique bien,
une vache, une petite vache brune, courageuse au labour, douce et
bonne de lait. Le bûcheron avait gros coeur de s'en séparer,
mais c'était le seul moyen de payer le loyer.
Tirant
la vache par une corde, il prenait le sentier qui mène à
la route du Brethon quand il fit une curieuse rencontre : un petit
homme s'en venait au devant de lui, léger, dansant, tel un
elfe. Il sifflotait et agitait en cadence un sac de toile. Il s'arrêta
quand il fut en face du bûcheron : " Où vas- tu,
l'ami, toi qui chemines tristement avec ta bête ? "
Le petit étranger avait un air si gai, si avenant, que Simon
mis en confiance lui conta ses malheurs.
" Veux-tu échanger ta vache contre ceci ? " Et il
sortit de son sac une bouteille.
" Une bouteille ? " Simon la prit avec méfiance,
la tourna de tous côtés : qu'y avait-il là dedans
de si extraordinaire qui valût le prix d'une vache ?
" Quand tu enlèveras le bouchon, dit le bon génie,
un prodige aura lieu. Pour en arrêter le cours, il te suffira
de refermer soigneusement la bouteille. "
Un peu abasourdi de son aventure, Simon prit le flacon, et regarda,
immobile, s'éloigner la vache brune et le petit homme sautillant...
Sitôt arrivé à la chaumine, il appela sa femme
Péronnelle et ses deux fils; quand ils furent autour de lui,
il retira le bouchon avec solennité et deux valets en livrée
sortirent de la bouteille. Ils étendirent sur la table de la
cuisine une belle nappe damassée et disposèrent dessus
des plats d'argent couverts de viandes et de pâtés. Dans
des chopes d'étain, ils versèrent un vin rouge d'un
merveilleux bouquet...
Affamés, les pauvres gens firent honneur au festin: le chien
et le chat en eurent leur part, et les poules aussi qui vinrent picorer
les miettes! Et comme arrivaient toujours de nouveaux plats, Simon
prit le bouchon pour faire cesser le prodige. Les valets aussitôt
rentrèrent, fort dignes, dans la bouteille, qui fut refermée
avec soin.
Les plats d'argent, qui étaient restés sur la table,
semblaient d'une grande valeur. Aussi Simon eut-il l'idée de
les vendre pour payer sa dette et acheter une nouvelle vache. Il les
mis dans un sac et s'en fut à pied à la ville la plus
proche qui était Bourbon l'Archambault. Là un orfèvre
les lui acheta à un prix bien au dessous de leur vleur, car
il croyait avoir à faire à un voleur et pensait que
c'était justice de le voler à son tour !
Simon revint à Tronçais, son sac empli de pièces
d'or, et enhardi par sa soudaine fortune, alla directement au château
des Goûts pour payer son loyer au Seigneur.
Etonné de voir que son bûcheron, la veille encore si
pauvre, non seulement payait ses dettes, mais lui donnait en bons
écus trois années d'avance sur le loyer, le Sire des
Goûts décida de se rendre à la chaumine afin de
tirer l'affaire au clair.
Le lendemain, il partit à cheval et arriva chez Simon à
l'heure du déjeuner : "je serais heureux de partager ton
repas, dit-il avec une courtoisie inhabituelle, et de faire connaissance
avec ta famille.
Simon pensa que l'attitude du Seigneur avait étrangement changé
en peu de temps ! Il en soupçonnait la cause et allait répondre
que la nourriture chez lui était trop modeste pour un si noble
invité, quand Péronnelle, flattée de cette visite,
lui coupa la parole : " mettez-vous à table, messire,
le repas va vous être servi ! "
Puis se tournant vers son mari ! " Va donc chercher la bouteile
! " ordonna-t'elle. Et il dut s'exécuter.
Le flacon à peine débouché, les deux valets en
sortirent, étendirent une nappe encore plus belle que celle
de la veille et y disposèrent des plats, non d'argent, mais
d'or !
Le sire des goûts écarquillait les yeux ! Si habitué
qu'il fût à la richesse, il n'avait jamais vu sur une
table des plats aussi précieux chargés de mets aussi
fins ! Et bientôt il n'eut plus qu'une idée en tête,
se procurer la merveilleuse bouteille ! " Vends-la moi, dit-il
au bûcheron, je te donnerai ce que tu veux ! "
Mais Simon ne voulait pas la vendre. Le Seigneur de Goûts insista
et finalement, pour faire céder sa resistance, lui offrit ses
plus belles terres, celles du Montais qui se composaient de deux grands
domaines.
Simon hochait la tête et allait encore refuser lorsque Péronnelle
lui coupa la parole et déclara tout net que l'échange
lui agréait : " Le seul ennui avec le Montais, dit-elle
hardiment, c'est qu'il n'y a ni maison ni château où
habiter. "
Le sire des Goûts avait si peur de voir la bouteille lui échapper
qu'il consentit à donner une importante somme d'argent :
" Tu passeras la prendre demain chez mon régisseur, dit-il
à Simon, et tu feras construire une demeure à ton gré.
Es-tu satisfait de l'échange maintenant ?
- Dame ! répondit le bûcheron avec prudence, c'est bien
pour vous faire plaisir que je vous cède mon trésor.
- Je t'en remercie, dit le Seigneur en prenant la bouteille et en
enfourchant son cheval. Si tu as besoin de quoi que ce soit, viens
me voir aux Goûts, je t'y recevrai toujours avec joie ! "
Quelle confusion et quelle fierté de voir un Seigneur vous
traiter d'égal à égal ! Et quelle agréable
revanche ce fut pour Simon lorsque, le lendemain, il alla voir le
régisseur ! Cet homme obséquieux le recut avec des courbettes
et lui remit, avec force compliments, la somme promise par le comte
Augier.
Tout cela tournait un peu la tête du bûcheron. Quant à
Péronnelle, elle éclatait d'orgueil ! Elle aurait un
château, avec des tapisseies, un escalier de pierre et d'immenses
cheminées,elle aurait des robes, des servantes, et elle mangerait
des mets délicats qui lui feraient un teint de dame ! Les deux
fils, eux, ne rêvaient que chevaux et meutes : " Puisque
je suis riche, disait Simon, gagné par l'orgueil de Péronnelle,
vous aurez tout cela ! "
La construction du château fut entreprise sur un si vaste plan
et avec de si beaux aménagements que la somme donnée
par le sire des Goûts se révélé bientôt
insuffisante.
Pour terminer les toitures, le bûcheron emprunta à l'intendant
et lui donna comme garantie les deux domaines du Montais. Cette nouvelle
somme fondit comme beurre au soleil et Simon dut renoncer à
construire les écuries et les chenils. En fait de meute, ses
deux fils ne reçurent en cadeau qu'un lévrier, animal
racé, rapide, que les jeunes chasseurs suivaient en courant
par brandes et taillis, pour le voir forcer les lièvres et
le chevreuils.
Quand enfin les travaux furent achevés, le bûcheron et
sa femme s' installèrent dans le château, mais ils n'
avaient plus assez d' argent pour payer leurs serviteurs qui s' en
allèrent un à un. Qu' importe ! C' était l' été,
la grande demeure était claire et gaie, ses fenêtres
ouvraient largement sur la forêt proche, et les biches venaient
brouter l' herbe des pelouses.
L' hiver survint et un froid terrible s' abattit sur le pays.
Comme ils ne pouvaient acheter assez de bois pour chauffer leurs immenses
cheminées, Péronnelle et Simon finirent par vivre dans
leur cuisine, aussi modestement que dans leur chaumière !
Un nouvel été arriva, mais il fut si chaud, si orageux,
que la foudre tomba sur l' un des greniers et que le feu prit dans
le foin bien sec qu' on y avait entreposé. Comme il n' y avait
plus de serviteurs pour éteindre l' incendie, le château
tout entier brûla.
Simon se souvint alors de la promesse faite par le sire des Goûts
et courut lui demander de l' aide. Las ! Il fut mis à la porte
sans ménagements par l'ingrat Seigneur, tandis que les serviteurs
du château, le régisseur et l' intendant se moquaient
du bûcheron et riaient de son malheur...
La famille revint alors à la Chaumine dont le loyer, fort heureusement,
avait été payé d' avance. Les deux fils se consolèrent
assez vite, ayant gardé de la richesse passée leur compagnon
favori, le superbe lévrier. Grâce à lui, on ne
manquait pas de gibier sur la table !
Simon était furieux contre lui-même et son imprévoyance,
il jurait de se corriger. Péronnelle, orgueilleuse, remâchait
son humiliation et pleurait sa grandeur perdue. C' est elle, une fois
de plus, qui poussa son mari à vendre leur unique bien, le
lévrier. Et malgré les cris désespérés
des jeunes garçons, il lui obéit : peut-être en
allant au marché du Brethon rencontrerait-il à nouveau
le petit homme à la bouteille.
Il le rencontra en effet, toujours jovial et sautillant : " Tu
n' as pas été raisonnable, dit le bon génie.
Tus as gaspillé ton trésor au lieu de le faire durer
et prospérer. "
Et il lui proposa d' échanger le lévrier contre une
nouvelle bouteille, ce qui fut fait.
" Quand tu seras las de ses services, dit le petit homme, ferme
là avec grand soin. "
Le bûcheron courut à sa maison, riant de joie et agitant
sa bouteille. La fortune était revenue ! Péronnelle
et ses deux fils se rassemblèrent autour de la table et, le
flacon débouché, pensèrent en voir surgir les
valets avec leurs plats ! Il en sortit deux grands gaillards avec
des fouets qui se mirent à frapper les habitants de la Chaumine
pour les punir de leurs folies, Simon de son château, Péronnelle
de ses robes et de ses servantes, les deux fils de leur rêves
de meutes et d' écuries !
Les coups pleuvaient dru, tous pleuraient, hurlaient, trépignaient
de rage, lorsque le bûcheron soudain se rappela la recommandation
du petit homme. Il sortit le bouchon de sa poche, et quand les deux
justiciers eurent regagné leur cachette de verre, referma la
bouteille avec soin, puis la rangea au fond d' un coffre qu' il ferma
à double tour !
Pendant la semaine qui suivit, on n' entendit aucune plainte, aucune
récrimination ; Péronnelle néttoyait la chaumière
de fond en comble, les deux garçons façonnaient les
fagots en silence tandis que leur père, ayant repris la hache,
abattait les chênes avec courage. Tous avaient compris la leçon.
Le soir à la veillée, Simon réfléchissait
; il était tracassé par un sentiment d' injustice à
son égard. Le Seigneur possédait la bonne bouteille
et, reniant sa parole, il n' avait pas eu un geste de pitié
lorsque celui qui la lui avait cédé était venu
réclamer du secours. Bien pis, il l' avait fait chasse par
ses serviteurs ! Ce n' était pas loyal et Simon était
résolu à prendre sa revanche. Mais comment récupérer
la bonne bouteille ? Et par quelle ruse l' échanger contre
la mauvaise ?
Il trouva enfin la solution et se rendant aux Goûts, fit savoir
au comte Augier qu'il possédait une bouteille plus merveilleuse
que la première. Piqué de curiosité, le Seigneur
daigna se déplacer pour la voir :
" Quel prodige peut-elle faire, demanda-t-il, qui soit supérieur
à ce que fait la mienne ?
- Ah ! Messire, ce ne sont plus des valets avec des plats d'argent
qui en sortent, mais des soldats tout armés, montés
sur de magnifiques chevaux ! Que peut faire, dites moi, un pauvre
bûcheron avec une troupe de cavaliers quand il n' a ni meubles
ni orfèvrerie à défendre contre les pillards
?
- Cela m' interesse : combien en veux-tu ?
- Elle n'est pas à vendre : je l'échangerais volontiers
contre la première bouteille qui m' appartenait.
- Soit dit le Seigneur. Après tout, je suis un peu las des
soupers fins et des plats d' argent ! Mais auparavant je veux voir
ces fameux soldats et leurs chevaux.
- Vous les verrez, messire, soyez tranquille ! Je souhaiterais que
le personnel du château assiste au prodige et se réunisse
dans la salle des gardes. "
Le comte Augier fit sonner la cloche et tous, à l' appel, se
rendirent dans l' immense salle, s' alignèrent le long des
murs afin de laisser la place à cette cavalerie qui devait
surgir du flacon ! Il y avait là la famille Augier, les servantes
et les valets, le régisseur et l' intendant, tous gens qui
avaient profité de la bouteille pour s' enrichir et n' avaient
eu que mépris pour le bûcheron redevenu pauvre...
Dans un grand silence, Simon enleva le bouchon et les deux justiciers
en sortirent, brandissant leurs fouets ! Ils frappèrent à
tour de bras les habitants du château et ce ne furent bientôt
dans la salle que pleurs, cris et jurons ! Quelle bastonade !
" Ils vont nous tuer, arrête les ! " criait le sire
des Goûts à son bûcheron. Et celui-là, criant
plus fort, lui répondait : " Rendez-moi la bonne bouteille
et j' arrêterai mes hommes ! "
Flagellé, humilié, le comte Augier consentit enfin à
l' échange et courut chercher la bouteille enfermée
dans une armoire. Simon sortit alors le bouchon de sa poche, les deux
escogriffes avec leurs fouets se glissèrent dans leur prison
de verre, laquelle fut refermée avec soin !
Le bûcheron tendit au Seigneur la bouteille diabolique, mais
celui-ci la repoussa avec colère : " Prends-les toutes
les deux et va t'en ! Je suis assez puni d'avoir manqué à
ma parole ! " Le sire des Goûts avait compris la leçon
!
Le soir même, Simon emporta la mauvaise bouteille à l'
écart de la Chaumine et l' enterra sous un gros rocher. A peine
avait-il rebouché le trou avec du sable et des pierres qu'
une source, comme d' un tonneau, se mit à couler : on l' appela
la Font du Tonneau.
Quant à la bonne bouteille, elle continua à dispenser
ses bienfaits, une fortune que selon les conseils du bon génie
de Tronçais, le bûcheron géra sagement.
Sur les ruines du château du Montais, il fit bâtir une
maison de pierre où Péronnelle se plut et qu' elle entretint
avec une seule servante. Il reprit à l' intendant les deux
domaines qui avaient été donnés en gage et en
confia l' exploitation à ses fils.
Mais il profita surtout de sa richesse pour faire le bien et secourir
toute détresse sur ce coin de terre qu' il aimait. Les jeunes
filles qui se mariaient pauvres se trouvaient, grâce à
lui, dotées de linge neuf, pourvues de langes à la naissance
de chaque enfant. Les vieillards, à l' entrée de l'
hiver, recevaient du bois pour se chauffer et du segle pour faire
leur pain.
Enfin à la place de l' antique chaumière qui menaçait
ruines, Simon fit édifier un prieuré, face aux croupes
boisées, aux landes de bruyères et aux profondes ravines
peuplées de sangliers et de loups.
La chapelle fut dédiée à Saint Mayeul, mais le
prieuré lui-même prit le nom que lui donnèrent
les gens de la forêt et s' appela prieuré de la Bouteille.
Des moines y vinrent qui défrichèrent le sol, plantèrent
des vignes et des vergers, entretinrent avec soin les fontaines ruisselantes
et les viviers emplis de poissons.
Chaque jour, les cloches de la chapelle sonnaient les offices et leurs
sons allègres franchissaient gorges et ravines, sautaient clairières
et carrefours, pour atteindre le coeur même de la forêt.
En les entendant, les hardes de cerfs, les daims et les chevreuils
s' arrêtaient un instant, redressaient la tête et pointaient
les oreilles, avant de s' enfoncer, à pas légers, dans
les sous bois.